Quand
Guingamor mit pied à terre, il vit les dix chevaliers
de son pays, les chasseurs du sanglier qu'on croyait perdus.
Tous se levèrent en sa présence, le saluèrent dans la joie et
Guingamor leur donna un baiser. Il eut cette nuit un confortable
logis, des mets succulents en abondance, de nombreux divertissements
sans vulgarité, des sons de harpes et de vielles, des chants
de damoiseaux et de pucelles.
Il était émerveillé de toute cette noble et fastueuse beauté.
Il avait l'intention de n'y rester que deux jours et de s'en
aller le troisième pour retrouver son chien et son sanglier
et pour faire savoir à son oncle l'aventure qu'il avait vécue;
après quoi il reviendrait chez son amie. Il en fut tout autrement
: il y resta trois cents ans. Le roi était mort, ainsi que les
gens de sa maison et ceux de son lignage; les cités que Guingamor
avait connues étaient détruites, en ruine. Guingamor demanda
la permission de rentrer dans son pays, il pria son amie de
lui rendre le chien et le sanglier. - Ami, fit-elle, vous les
aurez, mais votre départ serait une folie : il y a trois cents
ans révolus que vous avez été ici. Votre oncle et ses gens sont
morts, vous n'avez plus amis ni parents. Il faut que je vous
dise une chose : il n'est pas d'homme assez vieux pour pouvoir
répondre quoi que ce soit à toutes vos questions. Dame, dit-il,
je ne puis croire que tout cela soit vrai et si ce l'est, je
m'en retournerai tout de suite et je reviendrai ici, je vous
l'assure. |
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- je vous avertis, dit-elle : quand
vous aurez franchi la rivière pour revenir dans votre pays,
ne buvez pas, ne mangez pas, si grande soit votre faim, jusqu'à
votre retour ici ; vous seriez frappé d'un sortilège. Elle lui
fait amener son cheval et apporter le grand sanglier, lui rend
son chien par la laisse. Il prend la tête du sanglier, ne pouvant
en porter davantage, monte à cheval et s'en va. Son amie l'accompagne
jusqu'à la rivière qu'il traverse en bateau, le recommande à
Dieu et le laisse. Le chevalier poursuit sa route, chemine jusqu'à
midi sans sortir de la forêt. Il la voit si laide, si échevelée
en hauteur qu'il ne la reconnaît plus. Au loin, sur sa gauche,
il entend un charbonnier qui coupe des arbres avec sa cognée,
en train de faire son feu et son charbon. Il éperonne son cheval
dans cette direction, salue le pauvre homme et lui demande où
est le roi, son oncle, et dans quel château il réside. - Ma
foi, seigneur, répond le charbonnier, je n'en sais rien. Le
roi dont vous me parlez est mort, que je sache, il y a plus
de trois cents ans, ainsi que tous ses sujets et tous ses gens.
Quant au château que vous me nommez, il y a bien longtemps qu'il
est en ruine. Il y a encore des anciens qui parlent souvent
de ce roi et de son neveu qui était d'une étonnante bravoure.
Ce neveu chassa dans cette forêt et n'en revint jamais.
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Suite
-Source : Lais féeriques
des XIIèmes et XIIIèmes siècles, ed. Flammarion.
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