Mogis,
depuis dix-sept ans bientôt qu'ils faisaient ménage
ensemble, comme elle disait, s'était constamment montré
un animal exemplaire,
ne voulant que ce que voulait sa maîtresse. Qu'est-ce
donc qui le prenait ainsi ce soir, à l'improviste, quand
il avait autant de raisons de se hâter vers le chaud de
sa crèche qu'elle, Marie-Job, vers le chaud de son lit
?Elle se décida, non sans
maugréer, à descendre de son banc pour le savoir.
Elle s'attendait à trouver quelque obstacle, peut-être
quelque ivrogne couché en travers de la chaussée.
Mais elle eut beau regarder, fouiller l'ombre en avant d'elle,
(ils étaient à l'endroit où le chemin dévale
vers Trovern pour s'engager ensuite dans la grève) elle
n'aperçut rien d'extraordinnaire. La route fuyait déserte
entre les talus qui, seuls, projetaient sur elle, çà
et là, l'ombre de leurs chênes ébranchés.
- Allons, Mogis ! dit la vieille, en manière d'encouragement.
Et elle saisit le cheval par la bride. Le cheval renifla bruyamment,
secoua la tête, et s'arc-bouta sur ses pieds de devant,
refusant de faire un pas.
Alors, Marie-Job comprit qu'il devait y avoir quelque empêchement
surnaturel. Je vous ai dit qu'elle était un peu sorcière.
Une autre à sa place eût été saisit
de frayeur. Mais elle qui savait les gestes qu'il faut faire
et les paroles qu'il faut prononcer selon les circonstances,
elle dessina une croix sur la route avec son fouet, en disant
:
- Par cette croix que je trace avec mon gagne-pain, j'ordonne
à la chose ou la personne qui est ici et que je ne vois
point de déclarer si elle y est de la part de Dieu ou
de la part du diable.
Elle n'eut pas plus tôt dit qu'une voix lui répondit
du fond de la douve :
- C'est ce que je porte qui empêche votre cheval de passer.
Elle marcha bravement, son fouet au cou, vers l'endroit d'où
venait la voix. Et elle vit un petit homme trés vieux,
trés vieux, qui se tenait accroupi dans l'herbe, comme
rompu de fatigue. Il avait l'air si las, si triste, si misérable,
qu'elle en eut pitié.
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- A quoi donc songez-vous, mon ancien, de rester assis là,
par une nuit pareille, au risque de périr ?
- J'attends, fit-il, qu'une âme compatissante m'aide à
me relever.
- Qui que vous soyez, corps ou esprit, chrétien ou païen,
il ne sera pas dit que l'assistance de Marie-Job Kerguénou
vous aura manqué, murmura l'excellente femme en se penchant
vers le malheureux.
Avec son secours, il parvint à se remettre sur ses jambes,
mais son dos restait plié comme sous un invisible fardeau.
Marie-Job lui demanda :
- Où donc est ce que vous portez et qui a la vertu d'effrayer
les animaux ?
Le petit vieux répondit
d'un ton plaintif :
- Vos yeux ne peuvent le voir mais les naseaux de votre cheval
l'ont flairé. Les animaux en savent souvent plus long
que les hommes. Le vôtre ne continuera son chemin désormais
que lorsqu'il ne me sentira plus ni devant lui ni derrière
lui, sur cette route.
- Vous ne voulez cependant pas que je reste ici jusqu'à
vitam aeternam. J'ai besoin de rentrer à l'Ile-Grande.
Puisque je vous ai rendu service, à votre tour, conseillez-moi
: Que faut-il que je fasse encore ?
- Je n'ai le droit de rien demander : c'est à vous d'offrir.
Pour la prmière fois de sa vie peut-être, Marie-Job
Kerguénou la commissionnaire demeura un instant embarrassée.
- " Ni devant, ni derrière lui, sur la route ",
songeait-elle. Quel moyen trouver ?...
- Une fois dans ma voiture, vous ne serez plus sur la route.
Montez !
- Dieu vous bénisse ! dit le vieux petit homme. Vous
avez deviné.
Et il se traîna tout courbé vers la charrette où
il eut mille peines à se hisser, quoique Marie-Job le
poussât des deux mains. Quand il se laissa tomber sur
l'unique siège, on eût dit que l'essieu fléchissait
et il y eut un choc sourd comme un briut de planches heurtées.
La bonne femme s'installa tant bien que mal auprés de
cet étrange compagnon et Mogis, tout de suite, prit le
trot avec une ardeur qui n'était guère dans ses
habitudes, même quand il commençait à respirer
l'odeur de l'étable.
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Conte d' Anatole Le Braz. |