Elle murmura, blême d'épouvante
:
- Doué da bardon' an Anaon (Dieu pardonne aux Défunts)
!
- Vous avez d'un seul coup délivré deux âmes,
dit, près d'elle, la voix de son compagnon.
Il était debout, maintenant, et tout transformé.
Le vieux petit bonhomme avait redressé sa taille et apparaissait
subitement grandi. La commissionnaire put enfin voir à
plein son visage...Le nez manquait ; la place des yeux était
vide.
- N'ayez point peur, Marie-Job Kerguénou, dit-il. Je
suis Mathias Carvennec dont vous avez sans doute entendu parler,
jadis, par votre père, car nous fûmes camarades
de jeunesse. Il vint, avec les autres gars de l'île, jusqu'au
haut de la côte où vous m'avez rencontré,
nous faire la conduite, à Patrice Pasquiou et à
moi, quand nous fûmes pris pour le service par le sort.
C'était au temps de Napoléon le Vieux. Nous fûmes
envoyés à la guerre l'un et l'autre, dans le même
régiment. Patrice fut frappé d'une balle, à
mes côtés ; le soir, à l'ambulance, il me
dit : "Je vais mourir ; voici tout mon argent ; tâche
qu'on m'enterre dans un endroit facile à reconnaître,
de telle sorte, si tu survis, que tu puisses ramener mes os
à l'Ile-Grande et les faire déposer auprès
des reliques de mes pères, dans la terre de mon pays".
Il me laissait une somme considérable, au moins deux
cents écus. Je payai pour qu'on le mit dans une fosse
à part mais, plusieurs mois après, quand on nous
dit que la guerre était finie et que nous allions être
congédiés, ma joie fut si vive que je négligeai
la recommandation de Patrice Pasquiou : malgré mon serment,
je rentrai sans lui. Comme mes parents, dans l'intervalle, avaient
pris une ferme à Loquémau, c'est là que
je vins les rejoindre. Là aussi, je me mariai, là
je fis souche d'enfants, là enfin je mourus il y a quinze
ans. |
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Mais je ne fus pas
plus tôt dans ma tombe qu'il me fallut me lever. Tant
que je n'aurais pas acquité ma dette envers mon ami,
je n'aurais pas droit au repos. J'ai dû aller chercher
Pasquiou : voici quinze ans que je marche, ne voyageant que
du coucher du soleil au chant du coq et faisant à reculons,
les nuits paires la moitié, plus la moitié du
chemin que j'avais gagné les nuits impaires. Le cercueil
de Patrice Pasquiou, sur mes épaules, pesait le poids
de l'arbre entier qui en avait fourni les planches. C'est lui
que vous avez entendu, par instants, rendre ce son de bois qu'on
heurte. Sans votre bénignité, et celle de votre
cheval, j'en aurais encore eu pour plus d'une année avant
d'arriver à la fin de ma pénitence. Maintenant
mon temps est accompli. Dieu vous récompensera sous peu,
Marie-Job Kerguénou. Rentrez chez vous en paix et, demain,
mettez toutes vos affaires en ordre. Car ce voyage sera le dernier
que vous aurez fait, vous et votre Mogis. A bientôt, dans
les Joies !
A peine eut-il achevé ces mots que la commissionnaire
se trouve seule parmi les tombes. Le mort avait disparu. A l'horloge
de l'église, minuit sonnait. La pauvre femme se sentit
toute transie ; elle s'empressa de remonter dans sa carriole
et atteignit enfin sa maison. Le lendemain, quand Claudia Goff
vint prendre livraison de son tabac, elle trouva Marie-Job au
lit :
- Vous êtes donc malade ? lui demanda-t'elle avec intérêt.
- Dites que je touche à ma passion, lui répondit
Marie-Job Kerguénou. C'est à cause de vous ; mais
j'ai assez vécu, je ne regrette rien. Ayez seulement
l'obligeance de m'envoyer un prêtre.
Elle mourut le jour même, Dieu lui pardonne ! Et après
qu'on l'eût mise en terre, il fallut également
"planter" Mogis ; il était complètement
froid, quand on alla voir dans sa crèche.
Fin
Conte d' Anatole Le
Braz.
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