Un
soir à la nuit tombante, un pêcheur
de Saint-Jacut revenait des pêcheries, où il était
resté le dernier, et, son panier sous le bras, il longeait
les rochers qui sont au bas des falaises pour arriver au sentier
qui conduisait au village : il marchait pieds nus sur le sable
mouillé qui étouffait le bruit de ses pas, lorsqu'au
détour d'une petite hanse il apperçut dans une
grotte plusieurs fées qu'il reconnut de suite pour telles
à leur costume ;

elle causaient entre elles en gesticulant avec vivacité,
mais il n'entendait pas ce qu'elles disaient ; il les vit se
frotter les yeux avec une sorte de pommade, et aussitôt
elles changèrent de forme et s'éloignèrent
dans la grotte, semblables à des femmes ordinaires.
Lorsque le pêcheur les avait vues se disposer à
quitter leur retraite, il s'était caché avec soin
derrière un gros rocher, et elles passèrent tout
près de lui, sans se douter qu'elles avaient été
observées. Quand il pensa qu'elles étaient loin,
il cessa de se cacher et alla tout droit à la grotte.
Il avait bien un peu de frayeur, car l'endroit passait pour
hanté ; mais la curiosité l'emporta sur la peur.
Il vit, sur la paroi d'un rocher qui formait une des murailles
de la caverne, un reste de la pommade dont elles s'étaient
frotté les yeux et le corps. Il en prit un peu au bout
de son doigt, et s'en mit tout autour de l'oeil gauche, pour
voir s'il pourrait, par ce moyen, acquérir la science
des fées et découvrir des trésors cachés.
Quelques jours après, une chercheuse de pain vint dans
le village où elle demandait la charité de porte
en porte : elle paraissait semblable aux femmes déguenillées
et malpropres dont le métier est de mendier. |
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Mais le pêcheur la reconnut
aussitôt pour l'une des fées qu'il avait vues changer
de forme dans la grotte ; il remarqua qu'elle jetait des sorts
sur certaines maisons, et qu'elle regardait avec soin dans l'interieur
des habitations, comme si elle avait voulu voir s'il n'y avait
pas quelquechose à dérober.
Quand il sortait au large avec son bateau, il voyait les dames
de la mer nager autour de lui, et les reconnaissait parmi les
poissons auxquels elles ressemblaient par la forme. Les autres
marins ne les apercevait pas ; mais lui savait se garantir des
tours qu'elles jouent aux pêcheurs dont elles se font
un malin plaisir d'embrouiller les lignes, de manger l'amorce
sans se laisser prendre, ou d'emmêler les unes dans les
autres les amarres des barques, sources de disputes violentes
et de querelles entre pêcheurs.
Quelques temps après, il alla à la foire de Ploubalay,
où il vit plusieurs fées, qu'il reconnut aussitôt
malgré leurs déguisements variés : les
unes étaient somnanbules et disaient la bonne aventure
; d'autres montraient des curiosités ou tenaientdes jeux
de hasard où les gens de campagne se laissaient prendre
comme des oiseaux à la glu. il se garda bien d'imiter
ses compagnons et de jouer ; mais il pouvait s'apercevoir que
les fées étaient inquiètes, sentant vaguement
que quelqu'un les reconnaissait et les devinait.
Aussi elles faisaient plusieurs choses de travers : il s'en
réjouissait, et souriait en se promenant parmi la foule.
En passant près d'une baraque où plusieurs fées
paradaient sur l'estrade, il vit que lui aussi avait été
aperçu et deviné, et qu'elles le regardaient d'un
air irrité. Il voulut s'éloigner ; mais, rapide
comme une flèche, l'une des fées lui creva, avec
la baguette qu'elle tenait à la main, l'oeil que la pommade
avait rendu clairvoyant...
Issu des Contes des paysans et des pêcheurs,
P. Sebillot, Charpentier, 1881 |