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Est-ce vrai que le bruit court, marie-Job, que vous ne comptez
pas aller demain au marché ?
-Quoi donc ! Glauda Goff, aurais-je la conscience d'une chrétienne
si je mettais Mogis dehors par un temps comme celui-ci où
les goélands eux-mêmes n'osent pas montrer leur
bec ?- Je vous le demande, ce nonobstant, pour l'amour de moi.
Vous savez si je vous ai toujours donné à gagner,
Marie-Job...De grâce, ne me refusez point. Ma provision
de tabac-carotte touche à sa fin. Si je ne l'ai pas renouvelée
pour dimanche, que répondrai-je aux carriers, quand ils
viendront tous, à l'issue de la basse messe, acheter
de quoi chiquer pour la semaine ?
Il faut vous dire que l'Enes-veur est l'île des carriers
: ils sont là, pour le moins,a u nombre de trois ou quatre
cents qui travaillent la roche pour en faire de la pierre de
taille, et ce ne sont pas des gaillards commodes tous les jours,
comme vous pensez, surtout qu'il y a parmi eux autant de Normands
que de Bretons. Sûrement, Glauda Goff ne se tourmentait
pas sans raison car ils étaient gens à mettre
boutique à sac s'il advenait que son débit, le
seul de l'île, ne leur fournît pas ce dont ils avaient
besoin. Marie-job Kerguénou comprenait trés bien
cela. C'était elle, qui, chaque jeudi, avait mission
d'aller quérir le tabac aux bureaux de la régie
; et, en vérité, ça la chagrinait fort
d'être cause que, le dimanche suivant, sa commère
recevrait des reproches et peut-être des duretées.
Mais, d'autre part, il y avait Mogis, le pauvre cher Mogis !...
Puis elle avait comme un préssentiment que, pour elle-même,
ce serait une mauvaise chose de partir. Une voix lui conseillait
en dedans : "Ne change point ta résolution : tu
avais décidé de rester, reste !"
L'autre cependant suppliait toujours. |
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Alors, Marie-Job qui était
brusque dans ses manières, mais qui avait le coeur
le plus sensible, finit par lui répondre :
- C'est bien, vous aurez votre tabac.

Et elle se dirigea incontinent vers la crèche
pour faire la toilette de Mogis comme à la veille de
chaque voyage. le lendemein, à l'heure de la marée
basse, elle quittait l'île dans son équipage
coutumier, ses mitaines rousses aux mains et sa cape de grosse
bure sur les épaules, criant : "hue !" à
mogis dont la bise piquait les oreilles, comme si elle les
eût criblé d'aiguilles. Ni la vieille femme ni
son vieux cheval ne se sentaient en train. Ils arrivèrent
cependant à Lannion sans encombre. Dans l'auberge où
Marie-Job faisait sa descente, et qui était à
l'enseigne de l'Ancre d'Argent, sur le quai planté,
l'hôtesse, quand elle la vit reparaître, aprés
ses commissions terminées, lui dit :
- Jesus ! maria ! Vous ne songez pas repartir, au moins !
savez-vous que vous serez changée en glace avant d'atteindre
l'Ile-Grande ?...
Et elle insista pour la retenir à coucher. Mais la
vieille fut inflexible.
-Comme je suis venue, je m'en retournerai. Donnez-moi seulement
une tasse de café bien chaud et un petit verre de gloria.
Tout de même, on voyait bien qu'elle n'avait pas
sa tête des bons jours. Au moment de prendre congé
de l'hôtesse de l'Ancre d'Argent, elle lui dit d'un
ton triste :
- J'ai idée que le retour sera dur. Il ya dans mon
oreille gauche quelque chose qui sonne un mauvais son.....
> Suite
Conte d' Anatole Le Braz.
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